Vous est-il déjà arrivé de ne pas pouvoir quitter le théâtre, de chercher où et comment en sortir? Vous est-il déjà arrivé de ne pas comprendre ce que vous avez vu, mais d'avoir l'intime conviction que l'œuvre est majeure parce que, quelques jours après, des images reviennent sans cesse? Vous est-il déjà arrivé d'avoir peur d'écrire, car le sens est affaire de sens? À Lyon, le chorégraphe florentin Virgilio Sieni a créé la rencontre avec «Tristes Tropiques», librement inspiré de l'œuvre de Claude Lévi-Strauss. C'est une pièce pour cinq danseurs et une assemblée de spectateurs!
À peine entré dans la salle, l'atmosphère est déjà brumeuse comme une caresse.
À peine la lumière s'éteint, le miracle se produit: il faut se déshabiller. Changer de peau. Libérer les voiles qui masquent le regard à mesure qu'une musique de
cris et chuchotements amplifie notre lâcher-prise. À quelques minutes d'intervalle, deux rideaux de scène tombent et accueillent pour contempler ce poème dansé autour de la rencontre, d'un espace
temps qu'il nous faut protéger des barbaries contemporaines qui uniformisent tout. Nous ne sommes pas loin d'une forme d'hypnose alors que nous devons tout à la fois nous immerger dans la scène
de la rencontre et nous en extraire pour observer des symboles derrière un fond de scène transparent. La rencontre avec « l'autre différent » serait là: au point de convergence du symbole
et du lien, du rituel et de la tendresse, du jumeau et du frère, du corps animal et de la danse animale.
Virgilio Sieni vient vers nous pour rencontrer sa danse: il ne multiplie pas les symboles chargés, mais se charge de nous guider sur sa terre où une danseuse âgée de soixante-douze-ans accueille des enfants parés d'animaux autour du cou. Ensemble, ils constituent notre code génétique sensoriel né des cavernes et des tribues aujourd'hui probablement disparues. Puis une apparition, comme une évidence : les escaliers à gauche des gradins s’éclairent. Il nous faut aller au-delà de la scène : sur notre droite, arrive une danseuse non voyante guidée par une enfant. L'humain s'explore avec délicatesse. Notre regard bienveillant sur la vieillesse et le handicap préserve l’humanité. Nos ancêtres le jouaient ainsi: l'enfant guide aussi le vieux. Ce moment-là est prodigieux.
Plus tard, lorsqu'elles dansent la bouche ensanglantée, la rage de vivre au coin des lèvres, je ressens les stigmates de la guerre, le corps désarticulé échappé de tous les camps de la mort. Je suis de ce sang-là.
Deux grands oiseaux peuvent maintenant s’approcher d’elle : ils n’ont plus peur. « Humanité, relève-toi. Nos sorts sont liés » semblent-ils dire. Le bal des
«hommes oiseaux» peut commencer. Ainsi renaît la danse…
Pascal Bély-www.festivalier.net.
"Tristes tropiques" de Virgilio Sieni à la Biennale de la Danse de Lyon les 29 et 30 septembre 2010.
Crédit photo: Christian Ganet.