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RETROUVER LE NOUVEAU TADORNE SURWWW.FESTIVALIER.NET

26 septembre 2012 3 26 /09 /septembre /2012 15:23

Deux tournes-disques, l’un à gauche, l’autre à droite de la scène, trônent et crachent un vrombissement (peut-on imaginer la danse contemporaine sans lui!), ponctué d’étranges sons rayés. Le nouveau spectacle de Maguy Marin et de Denis Mariotte, «Nocturnes",  ne serait-il qu’un vieux disque, tel un propos qui se répèterait à l’infini? Je serais tenté d'y croire tant cette création, à la différence de bien d’autres, me laisse un peu sur le côté et ne semble provoquer dans le public que des applaudissements polis.

De gauche à droite…même son, même discours? Au centre, la complexité du monde tel qu’il va. De chaque côté de la scène, des coulisses sans profondeur d’où émergent des personnages et des objets. Pendant une heure, une série de saynètes se succèdent d’une durée de trente à soixante secondes ponctuée d’un intermède dans le noir de douze secondes pendant lequel j’entends des pas sur la scène. Chaque tableau me trouble, car il pose un contexte, une relation, une interrogation. Chaque plongée dans l'obscurité finit par m’agacer de ne plus pouvoir penser et faire mon spectacle. «Nocturnes» est une proposition que l’on peut ressentir comme autoritaire, mais, confiant en ces deux artistes, je décide de m’accrocher. Dans le précédent spectacle («Salves»), les danseurs tissaient un fil entre eux et nous. Leurs mouvements faisaient liens entre les tableaux (quitte à les faire tomber…pour que nous les ramassions), chaque flash lumineux provoquait ma conscience tandis qu’un détail réveillait un souvenir. Ici, rien de tout cela. Quasiment plus aucun artifice scénique si ce n’est une lumière qui surplombe, traverse ou caresse tel un voile qui parfois me fait frémir.

Que m’est-il donc suggéré? Qu’est-ce qui justifie que l’on m’impose le noir et des scènes qui, à priori, n’ont aucun lien entre elles? J’entends l’effondrement, symbolisé par ces pierres qui font un terrible fracas en tombant sur la scène…Peu à peu, elles sont pierres tombales, où s’allongent des corps qui tendent vers nous la photo d’un ancêtre. Je pense aux miens, mais j’en ai si peu, tant mon génogramme est brisé. Alors, il faut chercher ailleurs, dans ces personnages offerts par Maguy Marin. À moi de tisser un lien avec eux. Mais tout va si vite. À peine apparus, les voilà disparus, comme un mouvement de danse qui se prolongerait dans mon imaginaire. Hommes, femmes parlent des langues que je ne comprends pas, mais le langage est ailleurs. Dans ce qui se joue. À mon insu, car je suis binaire et formaté. J’avance parfois à partir de certitudes usées qui me conduisent à effacer l’essentiel de ma mémoire. Nous bâtissons des murs pour nous protéger de l’urgence de l’essentiel.

Chaque personnage, chaque dialogue, chaque posture me questionnent: «qu’est-ce qu’il se joue?». Cette interrogation, obsédante, m’invite à relier les coulisses et la scène: à entendre ce qui est dit pour écouter l’enjeu de le dire; à ressentir le mur par les corps emmurés; à lier l’effondrement de notre civilisation et les corps marchandisés; à lire la trace tout en questionnant comment nous l’effaçons; à nier ce qui se trame pour se préoccuper davantage du processus d’émergence; à interroger  le futile pour y rechercher l’essentiel; à capter l’ombre d’un corps comme une apparition de l’âme…

Je pense. Je ne fais que penser. «Nocturnes» m’épuise.  J’avance et je ne sais pas où je vais. Mais je sens qu’il se trame la métamorphose de mon regard sur le monde. Soixante minutes, c’est trop peu pour continuer à tisser...

Il me faut revoir la scène où les six danseurs se déplacent de dos l’un à côté de l’autre et de leurs mains argentées dessinent au tableau noir.

Il me faut toucher la scène où un voile est lumière.

Il me faut compter mes morts pour unifier mon vivant.

Il me faut entendre le cri de la Grèce dans le choc démocratique tunisien.

Il faut me percher au-delà du mur pour savoir interroger le Nouveau Monde.

«Nocturnes» n’a pas encore fini son travail.

Pascal Bély – Le Tadorne.

 

Nicolas Lehnebach va plus loin...


Les épiphanies nocturnes de Maguy Marin et Denis Mariotte.

Après les salves, la nuit…

A l’aube d’un nouveau cycle de travail – non plus au Centre Chorégraphiqe National de Rillieux-la-Pape–, mais à Toulouse, Maguy Marin et Denis Mariotte inscrivent leur dernière création dans la continuité de Salves leur précédent spectacle: une succession de saynètes telles des réminiscences d’un temps passé entrecoupées de noirs faisant entendre un son sourd, des bruits de pas, et le crépitement incessant tout au long du spectacle d’un disque rayé.

«Nocturnes», à l’image de la radicalité et de l’exigence des dernières propositions de Maguy Marin, est un spectacle sans complaisance pour le spectateur tant le spectaculaire en est absent, procédant par épiphanies successives, redondances subtiles, avec un sens consommé de la mise en scène et de la composition.

Le dispositif scénique est épuré: un plateau noir avec quelques points d’entrées et de sorties sur les deux côtés de la scène, sur le mur du fond de scène neuf chandeliers avec ampoules électriques sont accrochés. Apparitions, disparitions, ré-apparitions forment le corps de cette création. Tout commence avec un homme qui semble dormir affalé sur une chaise, un autre -plus tard- mangera quelques grains de raisin accroupi sur quelques pierres jetées sur le plateau avec fracas, deux jeunes filles se maquilleront tout en parlant français et allemand, essaieront des vêtements, se chuchoteront des secrets à l’oreille à grand renfort d’éclats de rire, un homme et une femme converseront en italien, un groupe d’hommes cherchera à apercevoir un autre groupe de femmes derrière un mur, un père et un fils se déchireront en arabe, une prostituée à perruque blonde alpaguera une autre jeune femme en allemand, une autre parlera en grec, un couple d’amoureux chantera la Llorona. Car «Nocturnes» est tout à la fois une accumulation d’images saisissantes qui naissent et meurent le temps d’un flash, et l’évocation d’une Europe –au sens large– dont les racines et la culture embrassent tout le pourtour méditerranéen.

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Le rythme est implacable, les saynètes défilent les unes à la suite des autres ponctuées par ce noir oppressant et ces bruits de pas qui semblent se déplacer en rangs serrés pour ensuite se perdre. Le spectacle égrène les jours et les heures. Le temps passe. Un siècle se termine et les gens fuient encore et toujours les ravages de leur époque. Petit à petit, des cailloux sont jetés sur scène, puis disparaissent pour finalement réapparaître toujours plus nombreux. Nous vivons sur des ruines qui voudraient s’effacer et qui pourtant s’accumulent sans cesse. Ce que nous avons tenté de reconstruire retourne inéluctablement à l’état de ruine, et s’accumule sous nos pieds, à l’image de cet homme mangeant son raisin une fois, et qui reviendra manger plus tard un sandwich avec un coca : le temps file, les ruines s’accumulent.

Dans un certain sens, nocturnes semble se présenter comme la copie conforme de Salves, les lecteurs de bandes magnétiques en moins, la parole des interprètes en plus. Dans un certain sens seulement puisque malgré une continuité évidente entre les deux spectacles, Maguy Marin et Denis Mariotte vont plus loin, tendent à rejoindre notre époque. Les interprètes habitent chaque instant d’une présence intense et simple à la fois, le geste quotidien renoue avec le fil d’une Histoire qui dépasse chaque individu. On sait tout l’intérêt que la compagnie porte aux grands textes poétiques (De rerum natura d’Ovide dans le spectacle Turba, l’Iliade d’Homère dans Description d’un combat), dans «Nocturnes» une place leur est donnée avec justesse.

Les langues de cette création sont l’italien, l’allemand, le grec, l’arabe, l’espagnol. Tout cela fait partie d’un écho, un écho aux relations conflictuelles qui agitèrent ces pays tout au long du XX° siècle, première et deuxième guerres mondiales, berceau de dictatures sanglantes, guerres d’indépendances. Le passé nous ramène inexorablement à des enjeux actuels, extrêmement contemporains. "I am Greece" écrira à la craie sur le mur du fond de scène l’une des interprètes. "I am Tunisia" écrira un autre. La guerre se joue sur les mêmes terrains qu’autrefois, elle a juste un nouveau corps, tels ces visages photographiés, figés, et qui seront examinés régulièrement tout au long du spectacle. Avec nocturnes, les chorégraphes entendent porter une ombre sur notre présent en éclairant le passé. Chaque situation est examinée à un niveau micro (pour utiliser un jargon de sociologue), c’est la dimension –infra, intérieure, qui est portée à la scène. L’Histoire est celle qui se cache dans les anfractuosités du quotidien –pas sur les champs de batailles. Il n’est plus temps pour une Iliade recommencée. Le spectateur est plongé dans les «coulisses de l’Histoire», dans l’envers du décor.

Le dispositif sous forme d’épiphanies est très évocateur de cet état d’oubli dans lequel nous nous trouvons actuellement. Un sac de sable est versé sur le sol, l’instant d’après il n’est déjà plus là. Que reste-t-il des traces de nos erreurs? Nous sommes témoins, et pourtant incapables de tirer les leçons qui s’imposent. Chaque action nouvelle de notre contemporanéité n’est qu’une copie quelque peu modifiée d’une action antérieure. L’humanité a les deux pieds engoncés dans un «éternel recommencement». Il nous faut en finir avec le XX° siècle, semblent-ils vouloir nous dire, même si ce siècle déborde encore sur le suivant. Le nôtre. Le constat est pessimiste, mais lucide. Et voici ce qui fait tout l’intérêt de nocturnes –même si d’aucuns pourraient regretter une trop forte ressemblance avec Salves– cette façon de confronter l’Histoire du XX° siècle avec celle du XXI° siècle, de la placer termes à termes avec les données politiques et géographiques d’une Europe jadis à feu et à sang, et qui achève de mourir à petit feu, devant nos yeux résignés, dans une guerre que la finance livre aux populations de la «Zone» comme la nommerait un Mathias Enard.

Dans la répétition, dans l’accumulation et la redondance, nocturnes peut aussi bien fasciner qu’agacer. Maguy Marin, Denis Mariotte et tous les interprètes sont là où on les attendait, mais vont plus loin, visent à l’après, et c’est peut-être cela la réponse de l’art à la déréliction actuelle.

Nicolas Lehnebach.

« Nocturnes » de Maguy Marin et Denis Mariotte à la Biennale de Lyon du 19 au 25 septembre 2012. Dates de la tournée: ici.

Crédit photo: Christian Ganet.

Dat

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18 septembre 2012 2 18 /09 /septembre /2012 00:15

Le théâtre parait en chantier, dépouillé. Avant le séisme. Le béton armé semble désarmé, à nu. Des chaises empilées, une table, un piano et un étrange carré blanc sur scène forment le décor de ce qu’il reste d’une fouille archéologique. Le chorégraphe Israel Galván, la pianiste Sylvie Courvoisier, la chanteuse Inés Bacan et Bobote pour le compás se positionnent en rang, de dos. Tel un bâtisseur de cathédrale, tout laisse à penser qu’Israel Galván va se mesurer à ce chantier, celui d’un flamenco qu’il compte bien dépoussiérer, même si cela doit passer par une totale déconstruction des codes auquel est probablement habitué une partie du public du Théâtre de Nîmes. Tout débute par une pile de chaises qu’il fait tomber pour en extraire une, destinée à Inés Bacan. Respect et élégance.

 

Pendant plus d’une heure dix, Israel Galván affronte. Confronte. Démonte. Son corps est un temple qu’il fait trembler sur ses bases pour ouvrir les entrailles du flamenco qui se doit d’accueillir la modernité à partir de ses racines et de ses rites. Il explore. Quasiment tout. Du piano, monte les clameurs d’un free jazz décomplexé mêlé de mélodies andalouses, d’accents rock et de sons métalliques. Israel Galván s’approche à plusieurs reprises de cette bête qu’il dompte pour calmer ses ardeurs d’en découdre. Le piano est un corps qui saigne. Il cicatrise les blessures d’une danse qui taille dans le vif du sujet. Il est exceptionnel d’assister à la décomposition d’une partition qui se consume pour inventer l’Autre musique, celle d’un flamenco théâtral. Car Israel traverse tout : sa danse est le territoire des arts. À l’instar de Pina Bausch, il théâtralise pour créer l’épaisseur du mouvement  et convoque pour cela la famille du flamenco. Une étrange atmosphère se dégage : Inès Bacan et Bobote, tels des parents attentifs, sont attablés et leurs chants montent vers les cieux où les mots se font poussière. Israel saute et parvient à s’asseoir sur la table, de dos. L’enfant est là. Image fulgurante de l’adulte qui puise dans l’enfance de l’art, l’énergie de créer sa danse.

Israelgalvanespectaculo

C’est ainsi qu’Israel ose se consumer pour se libérer des oripeaux mortifères de la tradition : le carré de poudre blanche l’accueille. Point de soufflerie pour créer l’illusion du brouillard. Israel fait brume tandis que sa danse aurore nous projette ses rayons et creuse les sillons de son territoire chorégraphique. Il ose tomber, se relève et s’assoit. Tandis qu’il enlève ses chaussures, son pied dénudé le fait sculpteur et nous propulse dans un flamenco privé de son objet essentiel. Assis, il reste immobile : son silence est celui d’un travail intérieur qui accompagne sa métamorphose. Peu à peu, son corps quasi squelettique est un écho aux deux phrases qu’il adresse aux spectateurs: «la mort c’est le public», «el publico es la muerte».

Loin d’être un spectacle fragmenté, «La curva» offre à chaque artiste sur le plateau, à chaque spectateur, la possibilité de créer la partition capable de recoller les morceaux d’un flamenco kaléidoscopique, pour un art total. C’est une galerie à ciel ouvert, où chacun peut faire son chemin, où la danse d’Israel Galván pose des repères clefs à partir d’allers-retours entre déconstruction et reconstruction, comme une invitation au changement. Peu à peu le chant s’éloigne de la plainte ; peu à peu le flamenco irrigue la musique et provoque un pas de deux généreux entre Israel et Bobote ; peu à peu la scène pousse les murs, et nous invite à nous ouvrir. La dernière pile de chaises peut bien s’effondrer, la danse a fait son travail : accueillir la complexité, promouvoir l’autonomie pour le bien collectif, écouter le passé pour entendre le futur, oser l’ouverture pourvu qu’elle irrigue chacun pour le tout. «La curva» est une œuvre essentielle pour qui veut savoir ce que l’art peut nous dire alors que l’effondrement nous aveugle.

Un piano,

Des chaises,

Une table,

De la poudre blanche,

Eux,

Nous,

et le flamenco est résis(d)ance

Pascal Bély – Le Tadorne

« La Curva » d’Israel Galván au Théâtre de Nîmes le 19 janvier 2012 et à la Biennale de la Danse de Lyon les 16, 17 et 18 septembre 2012.

Israel Galvan sur le Tadorne:

Galvánisé.

A Montpellier Danse, Israel Galván : nous surmonterons...

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17 septembre 2012 1 17 /09 /septembre /2012 10:00

D’un festival à l’autre, il y a mes passerelles. Elles m’appartiennent et insufflent dans les programmations savantes, des images qui s’incrustent sans crier gare. Ce samedi 15 septembre 2012, le Festival d’Avignon s’invite à la Biennale de la Danse de Lyon, tant les traces laissées par l’artiste plasticienne Sophie Calle sont durables. Cet été, à l’Église des Célestins, «Rachel Monique» fut une grande exposition au cœur d’un festival de théâtre (Au Festival d’Avignon, Sophie Calle: la traversée d’un continent intérieur). Elle y installa différentes œuvres à la mémoire de sa mère, disparue en 2006 jusqu’à lire et découvrir quotidiennement les pages de son journal intime. Elle créa un lieu de mémoire, de ceux que l’on bâtit pour les grandes causes: elle l’a construit pour sa mère, vers notre destinée. D’elle(s) à nous. À chaque recoin de l’église, nous furent nombreux à nous inscrire dans cette filiation. «Rachel, Monique» n’était ni du théâtre, ni de la danse. Pourtant, combien d’œuvres du spectacle soi-disant «vivant» sont-elles capables de susciter de telles résonances?

 

À Lyon, la proposition du plasticien Jan Fabre, «Preparatio Mortis», n’est pas de celles-là. Ce solo pour Lisa May est «dansé» comme un rituel après la mort subite des parents de Jan Fabre. Dès les premiers instants, l’exposition de Sophie Calle s’invite. Là où elle nous accueillait à l’entrée de l’Église avec un grand portrait de sa mère au milieu d’un fracas de vieilles pierres qui faisaient entendre les pages du journal intime, Jan Fabre nous plonge dans le noir, avec une musique d’église aux accents contemporains rapidement insupportables de Bernard Foccroulle. Cette obscurité dictée ne m’éclaire pas. Alors j’attends. C’est ainsi qu’un petit miracle se produit: par la lumière d’un lever de soleil, de longues fleurs bougent à peine et je perçois des figures, une évanescence de corps, de celle que l’on imagine dans les cimetières à la tombée de la nuit. À cet instant, les odeurs de fleurs invoquent le souvenir, presque le chagrin, et notre désir de survivre en convoquant Dionysos! Mais Jan Fabre tend rapidement le mouchoir, de celui que l’on s’empresse de vous donner de peur que vous ne débordiez. C’est alors qu’elle apparait. Lisa May se dévoile, se déterre, s’élève de cette pierre tombale de fleurs, tel un ver de terre. Elle renaît et je ne vois plus qu’elle. Elle fait et je la regarde faire. Elle pose pour Jan Fabre qui ne tarde pas à la posséder pour mieux la déposséder. Comme spectateur, je n’ai pas de place. Sur ce sol jonché de fleurs (la référence aux œillets de Pina Bausch ne va pas plus loin que de les compter…), elle tourne autour de cette stèle mortuaire cachée par des couronnes fleuries qui peu à peu s’effondre…Je reconnais cette façon si particulière d’occuper l’espace (devant, derrière, au centre), d’hystériser les mouvements (ici les fleurs sont jetées, déchiquetées) à partir d’une gestuelle signifiant la mort par le sexe. Du déjà vu dans «quando l’uomo principale è une donna» où Lisbeth Gruwez dansait sur un sol rendu glissant par l’huile d’olive. Du déjà approché dans «Another Sleppy dusty delta day» où Ivana Jozic, sur un sol jonché de charbon, tentait le suicide par un saut dans le vide. Je reconnais tous les «gestes provocants» de Fabre qui mis bout à bout peine à créer le mouvement d’une faille, d’une incertitude. Il y a toujours ce combat avec le propos qu’il est censé transcender, comme s’il ne voulait rien lâcher. Ce sera une performance. Point. Peu à peu, ces solos tournent à l’obsession : mais de qui, de quoi, Jan Fabre est-il orphelin ?

Le corps entre dans la matière (fleurs, charbon, huile d’olive) mais n’entre pas en matière. Encore moins vers nous. Signifier, installer des évocations mortuaires, est-ce danser? À travers ses «égéries» guerrières, Jan Fabre «installe» sa posture. Que m’importe qu’il puise dans l’histoire des arts pour y trouver ses images et faire son deuil s’il ne les inscrit pas dans un lien généreux avec mon humanité!

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Lisa Preparatio 10

Tandis qu’elle s’installe nue dans un cercueil transparent où des papillons volent et se posent sur la vitre embuée, elle peint avec son doigt. Dans sa caverne, elle crée l’Image, tout en bougeant telle une chenille. Mais précisément: créer l’image ne fait pas Image. Je regarde et me revient le petit cercueil de verre où «Rachel, Monique» reposait en paix. Au-dessus, tel un papillon, le mot «souci» déployait ses ailes de désir.

Je suis déjà parti.  

Jan Fabre a du souci à se faire.

Pascal Bély – Le Tadorne.

Pascale Logié a écrit un très bel article sur ce spectacle. Un de ces articles que l'on aimerait écrire: http://lilledissidanse.unblog.fr/2010/11/19/preparatio-mortis-jan-fabre/

"Preparatio Mortis" de Jan Fabre. A la Biennale de Lyon du 14 au 16 septembre 2012.

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25 juillet 2012 3 25 /07 /juillet /2012 19:22

À la sortie du Cloître des Carmes, je m’égare. C’est une sensation étrange tandis qu’à l’intérieur, mon corps vibre.  À la perte des repères spatiaux temporels, s’ajoute une immense joie, celle d’avoir approché de près ce qui fait lien entre les hommes. Je me sens tragiquement heureux, profondément capable.

«Tragédie» d’Olivier Dubois, pièce pour neuf hommes et neuf femmes, perturbe le paysage chorégraphique. Le nombre (à quand remonte une telle proposition groupale?), la nudité (on oublie enfin les stéréotypes sexués), la musique (composée par François Caffene loin du vrombissement habituel en danse contemporaine) déplacent mon regard vers un ailleurs, du détail d’une partie vers une métaphysique du tout. Comme si cette partition dépassait la rencontre entre l’intention du chorégraphe et le désir du danseur. Là où le metteur en scène Roméo Castellucci présent cette année au Festival explore un au-delà pour nous y propulser (plus rien n’est possible avec notre civilisation épuisée), Olivier Dubois part de la conscience du corps qui danse pour créer «l’image», celle qui pourrait faire «humanité» pour chacun d’entre nous. Là où, dans ce même Cloître des Carmes en 2010, l’Espagnole Angelica Liddell faisait saigner son corps intime pour évoquer notre destin commun, Olivier Dubois sculpte le groupe pour qu’émerge la conscience qu’un tout nous sauvera de notre tragédie de n’être qu’homme, entité sociale et sexuée.

D’où nous viennent-ils donc pour qu’une telle force surgisse des profondeurs des coulisses du Cloître des Carmes, séparées de la scène par un rideau de fines lamelles noires, membrane perméable qui relie le vrai au beau? À l’appel de la danse, ils répondent, lentement, entre parade militaire, défilé de morts-vivants et procession fantomatique. Aux battements réguliers d’un tambour, j’entends leurs pas qui brisent mes armures. Cette marche est longue. Leur regard déterminé me bouleverse. Ils nous viennent de loin. J’en suis convaincu. Ils ont traversé l’Histoire et ne sont pas dupes: «Mais qu’avez-vous donc fait là ?» semblent-ils nous dire. Qu’avons-nous fait de notre humanité? Alors ils marchent, apparaissent puis disparaissent. À un, à deux, à plusieurs. C’est une partition pour régler le pas du «propos» et qu’il fasse mien. C’est enivrant: la répétition du mouvement ne vise rien d’autre qu’à questionner le sens de notre présence ce soir, métaphore du désir qu’il faut transcender. Que me dit ce mouvement, au-delà de cet homme, de cette femme? Comment percevoir au-delà du rideau? Notre humanité a besoin de temps pour se laisser approcher. Olivier Dubois n’est pas pressé: point de vidéo pour accélérer; point d’artifices pour faire illusion… Ici, l’humain travaille avec une pureté qui fait frémir.

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Là où tant de propositions chorégraphiques me tombent dessus telle une incantation vers le désespoir, «Tragédie» honore l’histoire de la danse et nous offre une vision éclairée de notre destin commun (comment ne pas voir de derrière les rideaux, les âmes de Maguy Marin et de Pina Bausch chorégraphier les corps évanescents pour qu’ils surgissent sur le plateau, telles des âmes en peine d’un regard?). Il y a cette belle lumière musicale qui fait apparaître des statues grecques posées dans un musée qu’il faut dépoussiérer. Elles s’y égarent et provoquent la tempête en sculptant le groupe de leurs déplacements horizontaux. Et miracle: la danse se fait horizon! Le groupe est corps tandis que tous ses mouvements donnent à chacun la conscience d’un sentiment d’appartenance au chœur. Celui-ci se confronte à son destin: se dépasser ou disparaître sous le poids des guerres fratricides. Le collectif repart au combat et ne lâche rien: il lui faut se libérer des empêchements moraux, religieux pour entendre autrement la souffrance et la métamorphoser vers des possibles utopies...Olivier Dubois suggère alors qu’aux rapports normés entre homme et femme se substitue une humanité féminine capable d’affronter avec force sa survie. Il libère la créativité lors d’une transe où chacun puise dans l’énergie tellurique du groupe sa part d’humanité. De mon siège, je transe avec chacun. Traversé par le rock, musique des âmes en fusion, je m’approche, je tape des pieds, je tends mes bras. Je suis littéralement aspiré par un trou noir où une jeune femme aux rondeurs de paysage marin m’invite à rejoindre les profondeurs...D’où surgira la procession d’une humanité blessée à jamais par la Shoah. Car c'est ma tragédie.

Ma force.

Notre lumière.

Pascal Bély – Le Tadorne.

«Tragédie » d’Olivier Dubois au Festival d’Avignon du 23 au 28 juillet 2012.

Olivier Dubois sur le Tadorne:

La révolution « Rouge » d’Olivier Dubois revitalise la danse.

Au Festival d’Avignon : épidermiquement, Olivier Dubois.

«Révolution» d'Olivier Dubois : Boléro en marche pour onze fois une.

Olivier Dubois, cet empêcheur de tourner en rond.

Une journée avec Le Tadorne au Festival d'Avignon : la mise à nu.

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23 juillet 2012 1 23 /07 /juillet /2012 01:18

C'est déjà la dernière représentation pour découvrir le travail de Chantal Loïal à la Chapelle du Verbe Incarné. Au Festival Off d’Avignon, une vigilance s'impose, car certaines compagnies ne se produisent pas pendant toute la durée du festival.

Je me souviens de l’histoire de Vénus. C’était au cinéma; à cette époque, les débats provquaient la controverse. Chantal Loïal, nous offre sa version, dans une représentation chorégraphique généreuse de Philippe Lafeuille. Je la découvre avec un grand plaisir. Elle est là, dressée devant nous. Tout simplement belle. La  musique classique semble glisser sur  les courbes de son corps. Dés les premières minutes, elle se révèle dans ces traits. Face au souvenir du travail de Nacera Belaza au Festival "In" qui m'avait écrasé dans l'obscurité quasi totale et la linéarité, je retrouve ici la lumière et l'empathie.

 

 

Le visage de Chantal est lumineux, ovale lissé, entouré d'un turban blanc, comme une madone. Elle nous livre la représentation de la beauté de la femme dans son origine. Le don de soi transpire dans ses mouvements de port. Enveloppée de coton, elle porte, conduit, nourrit, englobe ceux qui l'entourent de ses grands bras. Elle fait glisser ses volutes charnelles et se transforme en paysage, en vallées et en montagnes puissantes, que nous allons parcourir, de long en large, comme dans une  belle randonnée. La  fluidité s'installe. Traversée de rivières, difficultés suivant la qualité des pentes. Mais à son sommet, on y respire, libéré. Chantal nous fait vibrer dans ses émotions, ses chemins, ses rencontres douces ou violentes...ses guerres aussi qui l’ont conduite aujourd’hui à incarner la Vénus Hottentote.

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Un gant rouge, gainé à son bras et la grâce apparaît; mais nous sommes vite rattrapés par la violence de l’Histoire qui envahit le plateau. La montagne devient alors un lieu de danger et de souffrance. La chevelure se dévoile, et les fines nattes jaillissent, dans des sursauts pour survivre. Un crane magnifié dans son cercueil de verre lumineux, nous rappelle la mort des populations, le pays dévasté. Je repense à la collection de crânes de François Pineau vue à Venise… De main en main, cette précieuse boite se transporte dans le public et nous fait toucher du doigt notre conscience de passeurs. Telle une luciole dans la nuit des gradins, l'Afrique, lieu de transmission orale, chemine sur nos genoux. Mais c'est aussi le berceau de l'humanité, à travers l'image de cette "Vénus Lucy", métamorphosée en crâne brillant.

La lumière s'abaisse, et nous fait rentrer dans une nuit claire, comme un soleil de minuit. Très pudiquement, la danseuse nous laisse entrevoir le bas de ses reins;  sa pleine lune apparait, nous invitant à la méditation sur ce que nous venons de partager à travers elle.

Son corps est comme un grand réceptacle d'émotions du souvenir. Au-delà de l’évocation des fesses volumineuses de la Vénus Hottentote, le continent africain se révèle dans tous ses reliefs géographiques, et humains...Cette réflexion est réveillée par un clin d'œil d'expressions, jetées par un sourire en coin de Chantal, qui finit en pirouette.

Le voyage est terminé. Le jeu des mots emporte notre rêverie, autour du mont Vénus.

Sylvie Lefrere. Le Tadorne.

"On t'appelle Vénus «de Chantal Loïal, compagnie Difé Kako. Chapelle du verbe incarné au festival OFF d'Avignon du 13 au 16.07.12.

 

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19 juillet 2012 4 19 /07 /juillet /2012 11:42

 

 

Dans le cadre magnifique de Boulbon, Sidi Larbi Cherkaoui nous propose un «Puz/zle» d’une grande beauté. Trop…justement. Les images finissent par se tuer toutes seules, et l'on fini par trouver la proposition interminable…! Dommage, tous les éléments sont là pour r/éveiller l’émotion, mais ce tout se fait lourd. On est envahi par l’esthétique et par l’accumulation de propos qui en deviennent clichés. On se retrouve happé par une lecture de premier degré trop imposée, empêchant de se laisser aller à des «voyages» plus intimement propres à nous mettre en marche.

Dans ce «Puz/zle» rien ne permet à nos pierres de rencontrer celles du lieu, nous sommes «trop» dans le spectaculaire pour trouver un espace où entendre se démêler nos enchevêtrements. Trop d’évidences nous bloquent pour déconstruire «palais» et «forteresses» afin d’y rencontrer un tangram-puzzle à agencer d’autre manière que celles dessinées. La belle danse du chorégraphe ne porte pas d’ouverture tant elle est enfermée dans un propos trop abondant, trop lisible et référencé. Le songe est impossible.

Pourtant la première scène est de bon augure. Sur la pierre, les images en boucle d’un musée vidé de son contenu…J’entends s’ouvrir  l’invitation à repeupler ces salles en voyageant au gré du temps «puzzlé» pour déconstruire, construire, reconstruire, créer. J’entrevois que cet espace m’est ouvert pour y déposer les «œuvres» qui m’ont conduit jusque-là, pour y inviter les êtres chers et chair croisés sur le chemin à figurer traces et signatures de mon musée. Ouverture…Du corps…de la voix…Boulbon va raisonner de nos singularités pour s’ouvrir pluriels….

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Très vite, l'enfermement. Des Histoire(s) écrite(s), imposée(s)…Pierres aux multiples noms d’un Dieu…Pierres fléaux et armes des humains en détresse ou en lutte…Pierre in-tranquille tant on la veut en mouvement…ordonnée…en mathématique avec probabilité calculée…pour agencer des palais pacotilles…blocs destinés à porter la gloire un peu plus haut…illusoires abris aux corps friables. Alors la vague des corps «achoppe» en «angularité» et seule la voix porte encore le possible des mélanges. Axes étrangers perdant l’accord possible. Le groupal n’a pu trouver son langage «partagé» autrement que dans l’agencement de blocs de fausse pierre et dans une succession de soli. Dans ce travail, les corps en voix s’accorde et «font» «spectacle».

Mais, les corps en danse sont perdus dans le beau geste à ne plus être que des corps dé-singularisés en performances collectives commandées et de fait en désordre au milieu d’un «Kapla» géant. Les découpes de pièces d’un puzzle sont toutes en rondeurs. Ici en lieu des courbes ondulatoires, pourtant toutes en puissance chez Monsieur Cherkaoui, je n'ai trouvé en écho à la barre séparant les deux Z du titre, qu'une zébrure noire ou blanche séparant les hommes en bande solitaire.

Boulbon ce soir m’a été amer et le temps interminable. En ce lieu minéral, aucun son de corps n’a frotté le roc «en vrai même pour de faux» afin d’offrir en harmonie à ces polyphonies du mélange vocal autre chose qu’un mur, pour de faux, en vrai désincarné.

Bernard Gaurier – Le Tadorne

« Puz/zle » de Sidi Larbi Cherkaoui – Carriére de Boulbon du 10 au 20 juillet 2012 dans le cadre du Festival d'Avignon.

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19 juillet 2012 4 19 /07 /juillet /2012 09:29

 

Pere Faura, chorégraphe catalan, présente un «Striptease» postmoderne aux Hivernales dans lequel on finit tous à poil! Accueilli en salle par une musique pour salon privé, le public prend de la hauteur tandis que les agents d’accueil nous demandent de préférer le premier rang. Je m’incline et m’assieds à l’endroit indiqué. Tout un imaginaire se met en place: la musique confère déjà au propos, l’ambiance est feutrée. Les codes sont là. Le spectacle peut commencer. Dans un dispositif scénique dépouillé, Pere Faura fait son entrée: borsalino sur la tête, cravate, chemise blanche, short. Il s’arrête derrière une caméra. Appuie sur le bouton «on» et l’enregistrement démarre. Souriez, vous êtes filmé !

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Il débute alors son strip. Tous les codes sont réunis : les déhanchés, la mise à nu, les regards coquins jetés au public et les ralentis aux poses suggestives laissent place aux phantasmes dont nous serions prisonniers. Sommes-nous tous ici pour voir un corps nu? Il y a de l’ironie dans son regard. Il nous invite à laisser tomber notre retenue, à paraître tel qu’il est. Le striptease bien engagé, il se saisit de sa caméra et descend dans le public, filme les visages, s’amuse avec les personnes du premier rang. Et puis tout s’arrête. D’un seul coup. Pere Faura prend la parole et nous tient conférence sur l’objet du désir que nous voulons voir en lui.

Avec son ton décalé, les propos sur l’art du striptease apportent matière à la réflexion. Si le modernisme place l'auteur et la création au centre de son esthétique, le postmodernisme fait jouer ce rôle à l'interprétation et au regard du spectateur. La boucle se met en dynamique. Le regardons-nous comme un objet sexuel ou bien comme un danseur? Quelle image lui donnons-nous à interpréter? Notre imaginaire sexué passe-t-il par notre regard? Qu’attendons-nous réellement de cet effeuillage? Autant de questions qui trouvent réponses dans les images captées auparavant et projetées sur l’écran en fond de scène.

Pere Faura reprend son striptease, je le et nous observe. Les images se chevauchent. L’émotion que suscite le nu à venir est palpable dans les regards, dans les respirations. De la gêne, il y en a, des sourires se dessinent aussi sur les visages, pour la cacher. Une certaine violence dans les images paraît et pourtant nous sommes les acteurs de l’interprétation que nous donnons aux mouvements de son corps.

J’apparais sur l’écran en gros plan. Les quelques secondes des images de mon visage sont des minutes interminables. Autant jouer le jeu jusqu’au bout, la caméra m’effeuille aux yeux de tous, je finis nu comme un ver.

Un tour d’intelligence rarement vue, assez subtil et fin pour être souligné. Une proposition qui se voit de près, de très près.

Laurent Bourbousson - Le Tadorne.

« Striptease » de Pere Faura aux Hivernales, jusqu’au 21 juillet à 18h00.

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17 juillet 2012 2 17 /07 /juillet /2012 14:14
"Disabled Theater" de Jérôme Bel est un choc émotionnel, peut-être le premier d'un Festival dominé jusqu'à présent par l'excès de maîtrise et le manque de lâcher-prise. À l'heure où la vidéo semble occuper le premier plan des dispositifs scéniques, où les troupes françaises se distinguent par leur absence d'audace et leur conformisme souvent narcissique (lire l'article "Au Festival d’Avignon, l’inquiétante dérive d’un certain théâtre français"), au moment où les Jan Fabre, Pippo Delbono et Angelica Liddell manquent cruellement aux amateurs d'émotions fortes, la proposition de Jérôme Bel (comment appeler autrement ce "théâtre empêché" ?) est un geste de rupture et d'ouverture.
Rupture avec tout, ou presque des formes théâtrales classiques et modernes proposées au Festival. D'ouverture, parce que l'issue du spectacle laisse le spectateur avec ses interrogations, ses doutes, ses enthousiasmes. Car cette proposition constitue une énigme sans doute impossible à résoudre, une équation théâtrale qui a le mérite d'interroger notre regard sur la différence humaine et, à travers elle, sur la différence théâtrale. Et s'ouvrir à l'un, c'est appréhender l'autre. Cette pièce, d'une intelligence bouleversante, ne va pas sans frôler à plusieurs reprises la sortie de route. Mais à l'heure de célébrer le centenaire de la naissance de Jean Vilar, elle fait sienne l'exigence d'un des pères fondateurs du Festival, le poète René Char: "Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience".
"Disabled Theater" s'inscrit dans la continuité du triptyque "Véronique Doisneau", "Pichet Klunchun and myself", "Cédric Andrieux". Il reprend l'idée qui a précédé l'élaboration de ces pièces: exhiber les artifices du théâtre, mettre en scène la personne même du comédien ou du danseur, trouver l'art là où on ne l'attend pas. Mais ici, la reprise se fait variation. Jérôme Bel introduit un élément nouveau et non des moindres: ses comédiens sont atteints de handicaps mentaux. Cette nouveauté est une déflagration à l'encontre des rares conventions théâtrales qui subsistaient encore.

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En réalité, la proposition est simple, pour ne pas dire simpliste, ce qui ne va pas sans créer parfois des mouvements de réserve, voire de rejet. Les onze comédiens viennent les uns après les autres: observer le public en face à face, décliner leur identité (nom, âge, handicap), exécuter une danse, dire ce qu'ils pensent du spectacle, et enfin saluer les spectateurs. À chaque fois, on craint une forme d'imposture qui consisterait à masquer le manque d'inspiration ou d'idées derrière l'exhibition de personnes à la marge de la société. On se dit que Jérôme Bel envisage le théâtre comme un objet désincarné, à partir de concepts, qu'il porte un regard clinicien, distancié, voire cynique sur ses comédiens. On s'en agace, on se sent piégé, mais on a tort: ce qu'on observe, en réalité, est saisissant. Sur scène, nulle idée froide; mais le vécu dans toute sa belle et forte complexité.
La première séquence repose sur l'idée que chaque comédien doit venir observer le public une minute durant. Les personnes, à leur façon, vont alors pulvériser cette convention inutile. Et nous rappeler de façon ironique d'autres règles qui par le passé avaient artificiellement déterminé l'espace théâtral (règle des trois unités par exemple). Des comédiens avancent tête baissée, semblent porter la misère du monde sur leurs épaules; certains tentent d'adresser un regard de défi aux spectateurs; d'autres ne résistent pas à l'envie de quitter la scène au bout de quelques secondes seulement. Combien durent ces instants de face-à-face frontal? Sans jouer à compter inutilement les secondes, il est évident que le compte exact n'est presque jamais atteint. Comme si la présence humaine et sa durée propre ne pouvaient que déjouer les attentes. L'espace théâtral semble figé ; en réalité, il s'ouvre à l'imprévu, celui des sensibilités à peine perceptibles, des histoires douloureuses des intervenants. Le dispositif donne à voir des portraits qui semblent à la fois photographiés et mouvants. Le théâtre, parce qu'il est empêché, s'ouvre à d'autres formes d'art.
Les acteurs viennent ensuite d'asseoir, en demi-cercle, face au public. Là encore, leurs poses éclatent les bienséances théâtrales, à tel point qu'on se demande forcément où se situe la frontière entre le jeu et le naturel. Elle est tout simplement impossible à situer. Car les personnes martèlent toute cette vérité : "Je suis un comédien/Je suis une comédienne", au même moment où leurs corps semblent leur échapper. Ils produisent des gestes habituellement proscrits au théâtre, comme par exemple se mettre les doigts dans la bouche, bailler, etc. Cette mise en question est dérangeante; elle est surtout passionnante. Nous assistons, troublés, à de l'art brut scénique. Bien sûr, ces gestes ne présentent aucune valeur symbolique, esthétique, dramaturgique. Mais ils interrogent nécessairement notre conception de l'art, du théâtre, de la représentation. Les comédiens continuent de nous observer, même de manière différente.
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La troisième séquence est sans doute la plus réussie : sous des airs de musique POP, électro ou rock, chaque comédien vient interpréter une chorégraphie. L'humour, la grâce se mêlent au kitsch et à la mélancolie durant tout ce moment. C'est là même qu'un petit miracle se produit. Peut-on, à ce titre, parler de "naissance d'une comédienne" ? On avait déjà remarqué, au cœur du dispositif, la petite "Julia", jogging bleu clair, air renfrogné, baillant aux corneilles lorsque ses camarades assuraient le spectacle. Quand son tour arrive de danser, elle commence par quitter brusquement la scène. On s'en inquiète. Elle prépare en fait son entrée. Qui sera fracassante. Sous un air de Michael Jackson, "They don't care about us", elle déboule, décidée à régler ses comptes avec ce qu'on devine trop bien. Ses gestes contiennent la joie désespérée d'une héroïne tragique. Sa chorégraphie, tout en déséquilibre, rappellent les sublimes Pippo Delbono, Pina Bausch. C'est beau, tristement, joyeusement beau. Le propos, mis dans un territoire étranger, prend une tout autre coloration : "They don't care about us", semblent nous crier sesgestes. Plus généralement, on imagine que la séquence permet à Jérôme Bel de réintégrer son travail autour de "The Show Must Go On" aux portraits de ses comédiens danseurs. Leurs corps en mouvement se heurtent à l'imaginaire culturel produit par les tubes pop. Leur rage d'appartenir à la communauté, même musicale, met en valeur leur exclusion. Mais ils ne sont pas en reste et ripostent à leur façon: leurs danses désarticulées révèlent la vacuité des stéréotypes véhiculés par cette culture de masse.
Nous nous craignions d'assister à un théâtre d'idées, nous avons eu de la chair ; de participer à un théâtre vidé, il fut un art total.
Sylvain Saint-Pierre - Le Tadorne.
"Disabled Theater" par Jérôme Bel et le Theater Hora. Au Festival d'Avignon du 9 au 15 juillet 2012.
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14 juillet 2012 6 14 /07 /juillet /2012 10:50

 

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Cette après-midi, sous la scène du Palais des Papes, il y a «l’origine». Il y a LE cimetière. Il y a notre conscience de citoyen européen, nos valeurs, même celles que nous piétinons. Sous la scène, il y a le pour quoi du théâtre. Il y a un journal qui page après page souffle aux comédiens LE texte qu’il ne faut pas oublier. Sous la scène, il y a le Camp, les bruits étouffés et les cendres des âmes torturées, des corps déchiquetés.

Sous la scène du Palais des Papes, je me suis engouffré pour en ressortir une heure après, frigorifié, vêtu de noir, poussiéreux. Endeuillé à jamais. Pour toujours.  

Sous la scène du Palais des Papes, il y a un des «fils» cachés de Jean Vilar. C’est le chorégraphe Steven Cohen. C’est mon «pédé papillon». Depuis quelques années, il se pose régulièrement sur mon épaule. Il est juif et Sud-Africain. Autant dire qu’il est la part abimée de l’humanité dont il soulève le rideau noir pour créer son théâtre où la tragédie prend "corps". Il a de grands yeux où les étoiles poursuivent leur danse quand le soleil tape. Il n’est pas tout à fait nu: il a juste une petite coquille transparente pour protéger son petit sexe de «pédé papillon» des oiseaux de mauvais augure. Dieu sait s’ils sont encore à l’affut…Steven Cohen est grand parce que nous sommes parfois trop petits pour voir loin. Sous la scène, il a creusé la question de l’Holocauste. Profondément.  Pour montrer ce que le cinéma n’a jamais pu filmer. Pour danser ce que le théâtre n’a jamais pu dire.

Une lumière orange le voit surgir du trou. Celui de l’origine du monde. Il renaît. L’humidité me prend à la gorge. Son cul apparaît. Il est visage, il est "Le cri" d’Edvard Munch. Combien de galeries a-t-il creusées pour arriver jusqu’à nous? Je sursaute tandis que des rats dans des canalisations transparentes assurent le tempo, par petits bruits bien ordonnés. Ils sont derrière moi: j’ai l’impression qu’ils effleurent ma nuque, prêts à me grignoter, à jouer avec mon «refoulé». Ils sont les bons petits soldats des basses besognes. Ils sont venus faire un petit tour sous la scène du Palais. En permission. Probablement de Syrie.

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Steven Cohen apparaît donc pour nous «livrer» le journal intime d’un jeune homme, écrit dans un camp de concentration. On en perçoit certains extraits sur deux petits écrans, semelles de ses immenses sabots de fer qui, telles des mâchoires, enserrent ses pieds. Collé à ses basques, il porte le poids de notre barbarie passée. Il s’approche, longe la rangée des spectateurs pour nous donner à lire sous ses pieds, ce livre tiré de la Bibliothèque Universelle. L’important n’est pas de déchiffrer les mots, mais de les ressentir par son corps, chemin éclairé et étincellant qui explore notre conscience. L’important, c’est que nous ressentions l’effroi quand le corps est pénétré par l’innommable; que nous écoutions ces paroles proférées même si c’était celles de Pétain, celles de la France. L’essentiel, c’est d’entrer par une caméra dans le corps de Steven Cohen pour y percevoir ce que l’homme barbare voit: des galeries creusées qui mènent vers la mort, des trous explorés pour trouver la formule efficace de l’extermination, des plis labourés pour semer la graine du chiendent. Je sens que je m’écroule sous le poids de cette scène où les pas des comédiens qui répètent plus haut« Le maître et Marguerite», résonnent  comme le bruit des bottes. Ils donnent la mesure pour annoncer l’arrivée des rats qui, munis de torches, inspectent l’usine à gaz que Steven Cohen a installée au fond de l’espace…

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Pour l’instant, ils ne nous ont pas trouvés. Je les observe, apeuré. Ils exécutent une danse macabre à partir d’aller-retour indécents. Peu à peu je m’enterre, je m’affaisse, je croule sous le poids de ces petits rats lumineux qui me disent aussi que la danse nous éclairera encore et encore parce que le corps est un trésor de mouvements à explorer, qu’il est le rempart contre les barbaries idéologiques.  Steven Cohen est notre (sur)vivant; il est ce corps universel offert à l’art. Je sens qu’il est la plus belle créature que le Palais des Papes n'a jamais engendrée. Qu’il est ce petit rat qui se faufilera souvent entre nos pattes pour gentiment nous faire trébucher. Et de sa main, il ne cessera de nous aider à nous relever. 

Parce qu’au-dehors, il y a foule pour venir voir les comédiens.

Pascal Bély – Le Tadorne.

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"Hommage , dédicace à STEVE COHEN , ses rats, sa lumière, sa nudité. Son ÉTOILE JAUNE, son KADDISH, son sous-sol, son constat ... Rien de trop, juste. Pas de salut, il part du sous-sol, humble et discret."

Francis Braun, sur la page Facebook du Tadorne.

Steven Cohen, « Sans titre pour raisons légales et éthiques », au Festival d’Avignon du 11 au 16 juillet 2012.

 

Steven Cohen sur le Tadorne:

Steven Cohen, pédé papillon.

« Branle-bas » et pétards mouillés à Montpellier.

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12 juillet 2012 4 12 /07 /juillet /2012 08:16

À la sortie de «Very Wetr !» de Régine Chopinot, nous sommes quelques spectateurs réunis à nous soutenir après ce que nous venons de voir. Nous sommes éberlués. Atterrés. Mon corps en tremble presque: rarement la danse n’est allée aussi loin dans un propos aux relents colonialistes, voire racistes. Car comment ne pas ressentir dans cette proposition l’inacceptable? Que se passe-t-il pour qu’une partie du public se prête à des applaudissements si complaisants? Comment écrire sur un spectacle que je n’aurai jamais dû voir?

Madame Chopinot a passé du temps en Nouvelle-Calédonie pour réussir à (re) venir vers nous avec onze danseurs. Ce qui frappe d’emblée, c’est le contraste entre elle et eux. Il ne cessera de s’amplifier tout au long du spectacle. Tous affublés de costumes de Jean-Paul Gaultier, on hésite entre rire et pleurer: que peut bien signifier ce déguisement grotesque? Reconnaissons que le couturier a eu la main très lourde sur Régine Chopinot : cuir de moto, fesse façon Robyn Orlin, et coiffe de paille style «Marie-Antoinette avant la décapitation». Cette dernière image me poursuivra jusqu’au bout. Concernant les autres danseurs, je suis frappé par la manière dont les corps des femmes sont traités : enserrés, empêchés de la tête au pied, plastifiés…Les hommes sont un peu mieux lotis pour qu’ils soient à leur aise dans leur montée aux arbres…Il faut ne rien comprendre à la danse, art de la métamorphose, pour la contraindre ainsi. Il faut ne pas entendre une culture pour la customiser de cette façon.

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C’est une prise de pouvoir. Presque assumée, voire revendiquée. Il y a Madame Chopinot qui lit un texte sur son IPAD: elle y évoque sa rencontre avec la culture kanake et enfile quelques perles sur la différence…Elle ne lit pas, mais se regarde dans un miroir où son petit doigt glissant lui donne la contenance offerte par l’outil technologique face à ceux qui ne l’ont pas. Elle se positionne à plusieurs reprises sur un tabouret. Elle n’a pas osé le trône…Mais son visage et sa gestuelle ne trompent pas lorsque son regard glacial et suffisant croise les interprètes qui se présentent face à elle comme à la Cour. Telle une reine déchue, elle s’accroche à ce qui lui reste de son pouvoir tandis qu’à l’extérieur, la danse contemporaine s’est depuis longtemps affranchi d’une telle relation descendante entre un chorégraphe et ses interprètes…Mais pas elle. Elle s’y croit encore. Jusqu’à ce chant sur «Madame Chopinot» qu’elle écoute avec jouissance. Le groupe est son deuxième miroir…

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Ils dansent avec parfois un bruit de fond d’avion prêt à atterrir…Je pense aussitôt à ses descentes de chef d’État quand, au pied de la passerelle, des groupes locaux folkloriques font le comité d’accueil. Ce soir, Régine Chopinot orchestre de multiples descentes…aux enfers. Elle ose tout, comme cette partie de foot entre hommes tandis que les femmes assurent l’ambiance...comme cette  montée sur le platane! Après qu’ils aient fait place nette, elle assume même un mouvement dansé décalé, bien occidental. À aucun moment, elle ne se mêle au groupe. C’est probablement sa vision de la différence: scénographier la frontière, sculpter l’espace pour que l’on n’oublie jamais la grande chorégraphe qu’elle fut, structurer le groupe autour de la tribu, organiser les déplacements dans le rectangle, en rang, pour danseurs obéissants.

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Je suis au premier rang. Je vois leurs visages. Ils sont tristes. Leurs regards sont ailleurs. Ils ne sont pas là. Je n’ai aucune peine à imaginer ce qu’ils endurent ce soir à jouer cette danse sous les  cocotiers face à un public majoritairement blanc qui trouve cela si exotique pour applaudir entre les scènes. Il n’y a aucun propos artistique: juste une démonstration brute de différents aspects d’une culture chorégraphique sans aucune dramaturgie sauf celle de saluer le grand retour de Madame Chopinot sur le devant de la scène. Il n’y a rien de ce qui fait un spectacle au Festival d’Avignon: une création, une prise de risque, une esthétique innovante au service d’un propos lisible et assumé. Rien. Juste une danse métamorphosée en folklore où ressurgissent nos relents colonialistes.

Madame Chopinot célèbre notre inconscient colonial. Avouons que c’est tristement bien fait.

Pascal Bély - Le Tadorne.

Pascal Bély – « Very Wetr !! » au Festival d’Avignon du 9 au 16 juillet 2012.

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